L'achat d'un objet singulier

C'est l'avant-dernier article de notre petite série pré-JEMA, et tout se bouscule: il reste tant de choses à dire...
Pour rester sur notre ligne, en continuant à soulever des problématiques essentielles et à valoriser les enjeux du secteur des métiers d'art - sans s'improviser économistes -, nous allons parler de bon sens, et d'un angle que nous avons expérimenté à travers l'organisation de notre salon: la diffusion - ou comment rendre visible et même accessible les créations d'artisanat d'art pour le citoyen.

Vous voulez un livre? Vous allez à la librairie. Vous voulez un spectacle, un concert, une expo? Il y a toujours un espace culturel, public ou privé, pas très loin de chez soi, qui diffuse ces formes ou produits artistiques. Mais les créations d'artisans d'art?

Nous sommes en avril. Nos lecteurs sont des gens avertis, mais prenons une personne "lambda", qui veut acheter un cadeau d'anniversaire pour une amie. Dans cette simple démarche, quelle probabilité y a-t-il, aujourd'hui, que cette personne pense à, choisisse et achète un objet créé par un artisan d'art?
Cette probabilité est infime, extrêmement hypothétique.

Il faudrait pour cela
1) qu'elle y pense - mais qui peut penser tout seul à l'artisan d'art alors que le centre-ville ou le centre commercial est plein de commerces tous plus fournis les uns que les autres en jolies choses? (si si)
2) qu'elle n'ait pas d'a priori sur le style des objets d'artisans d'art, et sur leur prix - car hélas, il y a de nombreux a priori que les JEMA ont le mérite de remettre en question
3) qu'elle connaisse un endroit où trouver ce type d'objets
4) que cet endroit soit ouvert et qu'elle y ait accès facilement

Sincèrement, il faut de la volonté en 2018 pour faire cette démarche, et c'est cela qu'il faut changer. Il faut surtout accélérer ce changement.

Nous savons que, dans un avenir très proche, le scénario pourrait être celui-ci: la personne lambda veut trouver un cadeau pour son amie. Elle connaît près de chez elle une petite boutique de pièces d'artisans d'art (ou un atelier), elle s'y rend, elle choisit son objet ou son accessoire avec le créateur ou la personne de la boutique, qui lui explique comment il a été fabriqué. Elle donne de l'argent au créateur, ou à la personne qui a choisi de présenter ce créateur (elle n'a pas financé une ribambelle d'intermédiaires et une vilaine facture carbone). Elle repart contente, offre le cadeau qui fait extrêmement plaisir parce qu'il est singulier.
Ce cadeau, non seulement il est très qualitatif mais il va apporter une dimension humaine à la place qu'il va occuper, et une véritable valeur ajoutée. De plus, il va durer, et si un souci survient, il pourra peut-être être réparé par l'artisan.
Dans cette simple histoire, ce circuit court, il n'y a pas d'exploitation, peu ou pas de pollution. Il y a une rencontre, il y a une saine transaction parfaitement encadrée juridiquement et fiscalement.
Cet objet, ça peut être tout, et même un objet très peu cher: un cahier, une collier, une tasse. Ou bien une très belle pièce, et ça c'est selon les moyens de chacun.
Céramiques InGirvm - Photo Ivan Isker

Vivre cette simple expérience, c'est basculer dans un autre mode d'achat. On ne peut quasiment plus revenir en arrière, on comprend peu à peu que l'addiction aux "marques" est totalement vide de sens, et on remarque vite que la différence de "dépense" n'est pas toujours si grande... parce qu'on a aussi ciblé son achat et pas cédé à une frénésie.

Mais qui permet ou encourage cette expérience initiatique? Qui est en mesure de faire tourner ce cercle vertueux?

Nous dirions, dans le désordre: les médias, les lieux de vente privés et les institutions (donc les politiques). Volontairement, nous n'incluons pas dans cette liste le saupoudrage que sont les événements organisés ponctuellement - même si nous en organisons un! Parlons d'un écosystème stable.

Les médias (on dépeint ici une tendance générale, il faut au passage saluer le travail des journaux locaux qui, en régions, valorisent énormément les artisans d'art) présentent aujourd'hui le secteur des métiers d'art sous l'angle des "néo-artisans", ou de la reconversion idéalisée. Ils présentent l'objet de créateur en marge, comme une petite folie, souvent associée à un nom de créateur "star" (on voit toujours un peu les mêmes dans les magazines, ce sont nos figures de proue et on en est fiers, mais ça pose quand même question). Blogueurs métiers d'art, où êtes-vous? Influenceurs, venez à la rescousse des artisans d'art! Il faut rendre l'objet d'art désirable.

Très peu d'artisans d'art ont peur propre boutique. Trop onéreux, incompatibles avec un travail d'atelier. On doit donc déléguer.
Les commerces (mode, déco, etc) indépendants fonctionnent sur le principe de l'achat-revente. Ils "margent" pour payer leur bail, leur frais, leur salaire, ils organisent et tiennent la boutique, ils constituent la clientèle. Alors leur marge, ils y tiennent. Partant de ce principe, les revendeurs ne s'intéressent pas du tout aux artisans d'art... car leurs créations ont un prix de base trop élevé pour qu'ils puissent y ajouter leur marge.
Pourtant, certaines boutiques commencent à vendre des objets de créateurs et bizarrement: ça ne marche pas si mal. Ils acceptent de réduire leur marge, parce qu'ils peuvent prendre de petites quantités, parfois en dépôt, répondre à une commande, la clientèle est différente mais plus fidèle - parce que dans une démarche éthique. Le concept-store Empreintes est un magnifique exemple de ce potentiel de rayonnement.

Dans le circuit culturel, galeries et les musées s'ouvrent aussi à l'artisanat d'art. Les boutiques de musées, notamment, proposent peut-être de moins en moins de produits dérivés et de plus en plus d'objets d'artisans d'art?

Mais fondamentalement, pour se développer, le marché de l'artisanat d'art a besoin de politiques qui le favorisent. Les artisans d'art doivent trouver leur place (leurs lieux dans les villes et leur identité dans les consciences) parce qu'ils apportent à la société un autre rapport à la matière, donc à la matérialité, au temps, à la nature, parfois une poésie, une intelligence... même en étant dans une démarche de vente. Ils sont, de notre point de vue, parmi les plus mal lotis du paysage culturel et économique français, alors qu'il devraient être porteurs d'avenir pour beaucoup de personnes, et accessoirement un bienfait pour l'environnement.

Bref, il faut le dire: on ne peut pas en vouloir au visiteur (même celui des JEMA) de ne pas bien comprendre qui est artisan d'art, victime du "flou artistique" de son statut, et de son invisibilité. On ne peut même pas en vouloir (quoique) au Maire ou à l'élu qui doit décider de la teneur de son marché de Noël ou qui laisse faire son marché de "fait-main".

D'une identification claire du secteur métier d'art découleraient, nous le pensons, de meilleures politiques locales. Ouvrir des lieux d'expositions "artistiques" à des artisans d'art: notre association, typiquement, n'a jamais pu installer son salon dans le lieu artistique de la ville car "c'est trop commercial". Ouvrons les mentalités, installons des créations originales et uniques comme des chapeaux, du mobilier, des bijoux, des luminaires, des sacs à main en cuir et des saladiers dans les lieux institutionnels et subventionnés dédiés à la Culture! Le savoir-faire français est une richesse culturelle comme une autre, et le public ne demande qu'à s'en rapprocher.


* une pétition est en ligne ici pour créer une branche professionnelle Métiers d'Art, portée par l'UNMA. Vous pourrez la lire ici.

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