Loin des yeux...


Les JEMA, c'est fini... Hier soir les artisans d'art ont fermé leurs portes, remis leurs créations dans les bulles et remettront peut-être dès ce matin leurs mains à l'ouvrage. Ils ont, pour la plupart, enfilé à regret leur cape d'invisibilité.

Et inéluctablement, le retour à l'oubli. Car loin des yeux... loin du coeur. Un lien ne se tisse pas avec un petit aller-retour sur la trame, et nombreux sont aussi les visiteurs qui ont exprimé ce désarroi du lendemain des JEMA, en nous demandant: "on peut vous retrouver où? vous avez une boutique? comment fait-on pour vous acheter quelque chose? vous faites des salons?"
Ce n'est pas un lien, c'est un pop-up. Comme ces livres qu'on ouvre et qui se déploient en une belle composition à plusieurs dimensions, deviennent un joli petit théâtre, et qui en se refermant réduisent le tout à rien du tout, et on peut le glisser entre deux gros volumes sur l'étagère.

Actuellement, en France et pour le grand public, les métiers d'art sont cela. Et les objets singuliers, introuvables.

Mais de quoi a-t-on peur?
Au lendemain des JEMA, quand on repense à ces personnes, parfois très nombreuses, qui se sont déplacées, ont ouvert grand les yeux, ont pu voir la richesse des matières et du travail, la passion des artisans d'art, leur courage de créer leur emploi et mener leur vie ainsi, on se demande vraiment pourquoi le grand public n'a pas plus de facilité à tisser des liens avec les métiers d'art.

Notre conviction est qu'il faut des lieux, publics et privés, il faut des repères durables, clairs. Des rayons "créations d'ateliers d'art français" dans les petites boutiques, des concept-stores, et beaucoup plus de lieux institutionnels qui permettent aux métiers d'art de se développer et de rayonner comme il se doit sur notre propre territoire (et pas seulement à l'étranger comme c'est le cas pour ceux qui peuvent s'y investir), bref: un maillage.

Il faut aussi des repères identitaires. C'est le plus compliqué, car il faut pour cela des mesures politiques, économique, fiscales peut-être, qui entraîneront des conflits entre "créateurs". En tant qu'association organisatrice d'événement (ayant un succès vite remarqué par les créateurs), nous avons pu mesurer toute la frustration et l'incompréhension de candidats "amateurs" lorsque notre événement a défini ses critères de sélection sur un statut professionnel exigeant.
Ce n'est pas chose facile de défendre l'exigence, souvent confondue avec l'élitisme. Tenir cette ligne, celle-là même que vous pouvez lire et percevoir dans la teneur de nos articles, c'est un véritable défi et, si la ligne est droite, elle est semée d'obstacles et cible de bien des attaques.

Mais voilà: nous pensons que le secteur professionnel des métiers d'art a été "uberisé" avant même d'avoir pu se redéfinir, avant même d'avoir pu marquer son renouveau - car il y en a un -, et sera peut-être tué dans l'oeuf avant même d'avoir pu répondre aux enjeux de l'embauche, de la formation - car ces enjeux sont cruciaux et nationaux.
Ce n'est pas un jugement de valeur, pas du tout. Nous savons que les pratiques créatives sont bénéfiques pour tout un chacun, nous comprenons mieux que personne l'engouement du DIY et savons parfaitement l'épanouissement que procure un loisir créatif. C'est indiscutable, et heureux, et rien ne doit empêcher cela.
Ce qui est problématique et discutable, c'est de ne pas pouvoir différencier. De ne pas pouvoir éclairer le choix du citoyen acheteur.
La mise sur le marché de ces réalisations au même niveau et dans les mêmes conditions que les professionnels des métiers d'art sont une réalité bien étrange: sur les marchés de créateurs, sur (feu) A Little Market ou Etsy, parfois même dans les petites boutiques, tout est mélangé.

Lorsqu'on demande à un exposant sur un marché de créateurs: "vous êtes professionnel?", il va répondre oui, bien sûr, car il a un numéro d'auto-entrepreneur et il déclare son chiffre d'affaire, quel qu'en soit le montant. Il peut aussi avoir un site internet, de belles cartes de visite, et même se dire artisan d'art. Mais derrière ce nuage de fumée, impossible de différencier le "professionnel" qui expose et vend des créations réalisées en complément d'un emploi de salarié, de fonctionnaire, et parfois même d'une retraite, et celui qui s'épuise à travailler toute la semaine en tant qu'artisan d'art sans filet de sécurité, extrêmement précaire, en formant éventuellement des jeunes ou en espérant vivement pouvoir en embaucher un jour. Pour le public et même pour l'organisateur d'événement, impossible de distinguer (tout au moins fiscalement) l'un de l'autre...
Or, lorsqu'un utilisateur choisit un Uber plutôt qu'un taxi, il sait qu'il choisit un Uber. C'est clair et sans ambiguïté.

Dans notre article "Et vous en vivez?" qui a tellement fait mouche, nous faisions des comparaisons éloquentes avec d'autres types d'activités professionnelles. Continuons donc... Imaginez un tout nouveau restaurant qui ouvre ses portes, avec un énorme investissement, des cuisines aux normes, des salariés, une salle bien décorée, des recettes originales... et qui voit autour de lui des particuliers à temps partiel ou des retraités proposer de bons petits repas cuisinés à la maison, à un prix deux à trois moins élevés que le sien? Ils sont passionnés de cuisine, ils font de bons plats, c'est sympa et bon enfant... Mais heureusement pour lui, le professionnalisme du restaurateur est protégé par les normes strictes de la vente d'alimentaire.
Pour beaucoup de prestations, l'uberisation vient modifier et mettre en péril certains professionnels. C'est un vaste débat... Le problème de l'artisan d'art, c'est qu'il n'est même pas reconnu par le grand public comme filière, comme repère, pas labellisé, pas valorisé par des lieux dédiés. Alors son uberisation passe totalement inaperçue, il peut faire grève, manifester, fermer son atelier, crier au désespoir... personne ne va le remarquer grâce à cette si lourde cape d'invisibilité, parce que le livre "Métiers d'Art" est en rang serré sur l'étagère et que sa reliure n'est pas bien large.

On ne sait que trop tous les débats que peut engendrer ce discours... Mais c'est une mise au clair qui est nécessaire, et qui doit être portée, voulue, assumée par une politique économique à mettre en place d'urgence, quelle que soit la sensibilité politique de celui qui en décide.


Delphine Lescuyer

Présidente de l'association minuscule Singuliers Objets
Mosaïste, Atelier Anis et Céladon


PS: Merci pour ces échanges nourris tout au long de la semaine... Pour moi ces JEMA ont eu une saveur très particulière grâce à cette démarche inédite à laquelle vous avez adhéré, ces articles ciblés que j'ai écrits après de longues discussions avec les membres de Singuliers Objets, après de nombreuses mésaventures associatives qui ont enrichi ma réflexion d'artisan d'art... et de citoyenne surtout. L'écriture de ces articles a fait rejaillir une vocation très forte d'analyser et de traduire une réalité, qui me vient de mes études universitaires... une vie d'avant. J'ai crû bon de la mettre à profit, exceptionnellement.
L'article "Et vous en vivez?..." va peut-être faire son chemin et c'est une grande fierté pour moi s'il a pu/peut/pourra apporter une minuscule pierre à l'édifice de l'avenir solide de nos métiers (en tant que mosaïste, je crois aux minuscules pierres). Même s'ils vous touchent moins directement, moins au coeur, je vous serais reconnaissante de lire aussi les autres articles, de les partager et d'y ajouter vos contributions dans ce même esprit positif, "pacifiste" comme l'a écrit quelqu'un.

La page de Singuliers Objets a été radicalement boostée par vos "j'aime", c'est incroyable et ça nous fait réfléchir sur le poids de nos actions: si l'engagement sur le terrain est épuisant et souvent décourageant, un propos argumenté et qui résonne auprès de ceux que nous souhaitons valoriser, a généré une réaction collective inespérée.
Cela dit, vous le voyez, ce sont pour beaucoup les artisans d'art qui ont répondu à notre sensibilisation - alors que celle-ci était plutôt destinée au grand public. Et bien c'est un peu ce qui se passe d'une manière générale avec Singuliers Objets: notre listing "visiteurs" stagne, alors que notre listing "créateurs" croît d'une manière exponentielle. C'est angoissant... parce que nous avons atteint une sorte de "plafond de verre" pour la sensibilisation des habitants de notre territoire (être plus visible relèverait d'une communication plus institutionnelle, plus professionnelle, donc plus coûteuse), mais que l'intérêt pour notre salon (notre principale action, toutefois très limitée) ne cesse de croître chez les créateurs.
C'est bien lourd et compliqué pour nous d'organiser un salon Métiers d'Art, sans obtenir aucune subvention ni partenariat ville/communauté d'agglo/département qui soulageraient notre association, ayant créé une belle dynamique depuis 4 ans malgré beaucoup d'adversité. Ateliers d'Art de France nous soutient mais ne peut pas tout, la CMA92 mène son propre projet de salon à La Défense, et notre mécène privé ne suivra pas s'il n'y a pas de subventions publiques (il n'y en aura pas). Notre action associative est donc en crise et nous sommes amenés à réfléchir sur: "qui doit porter ce développement?". Est-ce vraiment nous, habitants bénévoles, créateurs pour certains d'entre nous, délaissant nos ateliers pour une mission qui relève du dynamisme d'une région (en l'occurrence le médiatique Grand Paris)? Ce développement ici n'est pas mission impossible, bien au contraire... Les habitants des Hauts-de-Seine sont très demandeurs, et le Département a d'ailleurs d'alloué un budget de 20 millions d'euros à la création d'une Cité des Métiers d'Art et de Design à Sèvres fin 2020. Si l'initiative doit être saluée, on constate tout de même que c'est une politique centralisée qui pose question. De plus, elle alimente une inquiétude sur les lieux "haut-de-gamme" qui reçoivent les salons, organisés par des sociétés d'événementiel qui facturent très cher le stand.

Nous savons, pour notre part, que le rêve de ceux qui veulent "en vivre" peut devenir réalité. Que l'objet singulier et tout ce qu'il véhicule comme valeurs doit être rendu désirable, incontournable, évident dans l'esprit d'un acheteur, d'un citoyen. Ce n'est pas pousser à la consommation, c'est orienter l'achat qui doit se faire... vers l'artisan d'art. Exactement comme pour les produits du terroir ou bio.
Pour cela, et même s'il faut redéfinir notre action associative, nous avons déjà réussi et nous ne cesserons de mettre en lumière les professionnels des métiers d'art, et nous espérons y entraîner tous les maillons intermédiaires de ce développement: citoyens, villes, mais aussi lieux de diffusion, commerçants, décorateurs, architectes, médias, autres associations... la liste est longue. Mais nous savons maintenant que vous êtes nombreux à vouloir y contribuer. :-)))



Commentaires

Unknown a dit…
Bonjour,

Je viens de découvrir votre blog et de lire l'ensemble de vos articles.
Pour situer un peu les choses, je suis une passionnée de création. Je m'amuse sur mon temps libre, je fréquente beaucoup de salons et d'expos. Je me remplis les yeux de belle merveilles qui font rêver mais, soyons honnête, que je n'ai la plupart du temps, pas les moyens d'acheter :)
Si je suis plutôt d'accord sur un certains nombres de points évoqués dans vos articles, d'autres m'ont laissé dubitative ...
Je m'interroge, par exemple, sur la récurrence des appels aux pouvoirs publics quant à la visibilité des artisans. Il serait, bien évidemment utile, de trouver vos créations dans des musées ou des boutiques spécialisées mais à quant un annuaire internet, clair, précis, regroupant les infos par régions par exemple ??? Ce serait quand même autrement plus efficace pour créer ce fameux lien avec vos acheteurs, pour vous retrouver après une expo, ... Votre site, par exemple, ne propose aucun accès aux créateurs. Le site des JEMA n'est guère plus clair ( et les exposants qui y sont listés ne sont clairement pas tous des artisans d'art !).
Quand je pars en vacances, je cherche très souvent une liste d'ateliers ou de boutique à visiter: l'accès à l'information est une vraie galère et d'une pauvreté navrante. J'ai bien conscience que ce n'est pas le coeur de votre métier mais en même temps, si nous ne savons pas où vous trouver, ce sera quand même difficile de venir vous voir, à fortiori de vous acheter vos créations !!
Quant au mélange entre artisans d'art et créateurs de fait main, le public sait parfaitement faire la différence : la qualité des produits finis, leur originalité sautent aux yeux, la plupart du temps. Je ne crois pas que les gens n'aient pas conscience de ce qu'ils achètent. Par contre, je pense qu'ils font des choix - financiers entre autres - entre des objets issus de la grande consommation, des objets fabriqués par des "petits créateurs" et des objets d'art. Les différences de prix s'expliquent bien évidemment mais ce serait mentir que de les nier ou de les minimiser. Un objet d'art est un objet exceptionnel qui ne pourra jamais être un achat du quotidien ( contrairement à des carottes bios !). Pour un beau cadeau, une occasion, pour se faire plaisir de temps à autre, oui mais pour remplir entièrement la hotte du Père Noel, il faut déjà un budget conséquent que peu de gens ont.
Je vous souhaite à tous plein de belles évolutions dans vos parcours professionnels,

Laetitia
Bonjour,

Merci Laetitia pour votre commentaire, reflétant un regard sincère et concerné sur les artisans d'art et les créateurs.
Vous avez raison de souligner le manque d'information sur les professionnels des métiers d'art, leur localisation, etc. En réalité des annuaires institutionnels existent (apparemment il existe même une application pour smartphone!), mais absolument personne ne les connaît!
Vous pouvez consulter celui d'Ateliers d'Art de France, et celui de la Chambre des Métiers et de l'Artisanat des Hauts-de-Seine.
Les ateliers: (copiez-collez ces liens dans votre barre de navigation)
https://www.ateliersdart.com/repertoire_ateliers.php
Les manifestations:
https://www.ateliersdart.com/contenu_spec.php?page=cm_new.php
Les Hauts-de-Seine:
http://cma92-metiersdart.fr

Enfin, même si un objet d'artisanat d'art n'est pas un achat du quotidien, c'est toutefois parfois bel et bien un achat occasionnel ou exceptionnel d'objet du quotidien, et nous sommes certains que la question du prix est tout à fait discutable. D'abord, beaucoup d'artisans d'art proposent des objets à des prix très raisonnables, et de plus, si vous faites l'achat d'un sac à main en cuir chez un artisan d'art, ce sac durera (au moins) trois fois plus longtemps que le sac de moindre qualité que vous aurez acheté deux fois moins cher... Faites-en l'expérience, et vous verrez que votre objet d'artisan d'art aura une valeur ajoutée et une durabilité que vous ne soupçonnez pas. Sans compter que, comme vos carottes bio, il est respectueux de l'environnement et s'inscrit dans une démarche éthique, encourageant une économie locale qui crée des emplois.
En tous les cas encore merci pour votre contribution, et nous allons essayer de travailler pour répondre à vos suggestions très pertinentes!