Notre Notre-Dame

Le sujet est tellement vaste qu’il nous a fallu attendre un peu pour l’aborder... Ressentir le choc de cette destruction inexorable par les flammes, en quelques heures. Constater que l’onde de choc avait déclenché un élan de générosité inimaginable, transculturel, aussi spontané et rapide que l’incendie lui-même, comme si la riposte devait être aussi forte et surprenante que l’attaque. Entendre les polémiques, voir les propositions parfois délirantes pour la reconstruction, écouter les voix discordantes, essayer de discerner la sagesse, l’idée de génie.
Pour nous qui défendons les métiers d’art, il faut avouer que l’incendie de Notre-Dame est une triste mais évidente opportunité de placer ces derniers enfin sous les projecteurs. Oui, la une de Libération montrant la flèche entrain de s’affaisser et titrée “Notre Drame” sonnait juste. À chaque pays ses drames, en France pays de paix, l’effondrement d’une oeuvre du patrimoine, symbole culturel, au rayonnement séculaire, d’un haut-lieu du bien commun, a eu le goût du malheur suprême. On peut s’en étonner, s’en indigner, c’est pourtant une vérité et il faut l’analyser plutôt que la juger. Ce coeur brisé qui a tout de suite envahi les réseaux sociaux, il ne faudrait pas le prendre à la légère.
Notre-Dame a été bâtie pendant un siècle pour signifier l’éternité, le refuge sur Terre aspirant à l’absolu du Ciel. Elle est située en plein coeur de Paris. Son accès est gratuit, comme à toutes les églises de France. Cette facilité avec laquelle la toiture s’est consumée a révélé toute la fragilité de cet édifice auquel ont travaillé tant d’hommes, où se sont recueillies tant d’âmes, qu’on visité tant d’étrangers pour y admirer une certaine splendeur immuable. La menace de destruction qui a pesé a permis de redécouvrir tous les ouvrages, toutes les oeuvres qui la constituent.
Aussi, il semble évident aujourd’hui que Notre-Dame, c’est bel et bien la nôtre: celle des artisans d’art. Et il faut nous la laisser.
Laissons aux artistes les oeuvres éphémères. Quand nous disons éphémères, c’est à entendre comme réalisées dans un contexte, intimement liées à un geste artistique. Quelques jours avant l’incendie de Notre-Dame, JR a installé une oeuvre monumentale autour de la Pyramide du Louvre, pour commémorer les 30 ans de celle-ci. Le parallèle est intéressant: il a fait appel à 400 bénévoles, venus sans aucune compétence coller des bandes de papier illustrant un sous-sol fantasmé de la Cour du Louvre - uniquement visible depuis un point d’anamorphose, inaccessible au public. L’oeuvre était volontairement éphémère, le papier étant aussi fragile que les pierres taillées de Notre-Dame sont solides, mise en oeuvre de ce “sous-sol” éphémère et illusoire aussi facile qu’est complexe la reconstruction de la toiture de la cathédrale... Or, le grand soleil et l’envie des gens de s’approprier ces bouts de papier ont très vite eu raison de l’installation - créant également la polémique sur la fragilité d’une oeuvre, le fétichisme un peu destructeur des visiteurs qui ont déchiré peu à peu le décor dont, de toutes façons, ils ne voyaient la beauté qu’à travers un écran géant.
En soi, cette initiative était passionnante et la non-maîtrise de la durée de cette oeuvre l’est aussi. Mais c’est exactement à l’opposé de la reconstruction de Notre-Dame, d’une pérennité de l’édifice et de l’exigence des métiers d’art. Non, Notre-Dame ne doit pas aller dans les mains des artistes.
Laissons aux architectes-stars les nouvelles tours, les complexes novateurs, les édifices du futur, signés de leur nom puisque c’est le nom qui fait la renommée aujourd’hui. Ce ne serait plus Notre-Dame de Paris, mais “Sa-Dame”. Or, un bien commun ne l’est plus autant s’il est estampillé par un individu, fût-il un génie.
Laissez donc Notre-Dame aux artisans d’art. Que le chef d’orchestre qui dirigera toutes ces mains de maîtres sache se fondre dans leur communauté besogneuse et émérite. Dans quelques jours, le salon Révélations sous une autre fameuse nef au Grand Palais (le nom de l’événement est presque mystique, est-ce un signe?) permettra aux politiques de mesurer, au-delà du savoir-faire traditionnel, tout le talent des artisans d’art aujourd’hui. Beaucoup d’entre eux méritent d’être au coeur des politiques de préservation et de rayonnement du patrimoine d’hier, d’aujourd’hui, de demain.
Nous voudrions terminer en mettant en lien notre dernier article, qui a remporté l’adhésion de beaucoup de professionnels des métiers d’art (“La désirabilité des métiers d’art”), avec le chantier de reconstruction de Notre-Dame dont nous espérons qu’il va donner la part belle aux ateliers d’art français - et pas seulement aux écoles susceptibles de former les artisans de demain. Oui car c’est le discours dominant: on a délaissé les filières du travail manuel, il faut les revaloriser, inciter les jeunes à s’y orienter. Mais en même temps, on a 5 ans pour reconstruire Notre-Dame! Demain celle-ci sera reconstruite, les jeunes seront formés ou presque: quels seront leurs marchés? De quoi vivront-ils? En ce moment nombreux sont les artisans d’art qui travaillent sur des chantiers prestigieux à Dubaï ou à Singapour, parce qu’ils n’ont pas de marché en France.
Si le grand public s’intéresse tant à nos métiers, à nos techniques, à nos savoir-faire, pourquoi ne pas faire du chantier de Notre-Dame un lieu authentique et pédagogique, où le public pourra, s’il accepte de payer son entrée, assister et même autant qu’il le veut non pas à des “démonstrations” mais à des réalisations, voir l’évolution d’une édification, d’une sculpture, d’une charpente, d’un vitrail... comme on a pu le voir pendant des décennies à la Sagrada Familial de Barcelone?
Réflexion à suivre.

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